Texte: Pierre-Luc Lapointe
Interprétation: Solo Fugère

Récit d’hiver

Par Pierre-Luc Lapointe

An 7, mercredi.

La lumière dans la ruelle est éteinte. Elle a pas toujours été brisée, mais aucun d’entre nous l’a déjà vue s’allumer. Y’a d’autres ruelles où ça s’allume tout seul quand le soleil se couche et c’est le fun parce que tout le monde peut rester dehors plus longtemps. Mais pas nous. Des fois, tous les enfants ensemble on se prend les mains pour tourner en rond autour du poteau du lampadaire comme pour le pousser à s’allumer.

Aujourd’hui encore, Mors brise notre cercle et attrape le poteau à deux mains pour monter le mât, en vain. Il glisse trop — Gil lui crie à pleins poumons d’enlever ses mitaines. Imaginez-vous pas que Mors est très loin, c’est juste que Gil crie tout le temps. Pour les mitaines c’est peine perdue, la mère de Mors les a cousus après ses manches parce qu’il les perd toujours. Pour monter le mat à mains nues, faudrait qu’il enlève son manteau au complet.

Hanek, le plus vieux frère de Mors, dit qu’un jour dans son temps la lampe est restée éteinte pendant des mois et c’est comme si le soleil ne s’était plus levé. C’est là qu’il s’est mis à avoir plein de choses nouvelles qui se sont installées dans la noirceur de la ruelle : des moufettes avec leurs petits, des chats qui éventrent les vidanges, des inconnus qui marchent croche. Pis quelqu’un était venu réparer la lampe, c’est pas dit comment. Tout ce qu’on sait, c’est que la ruelle était revenue jouable avec la lumière.

Moi je n’ai pas de frère et je n’ai pas de problème de mitaine. Je ne crie pas tout le temps non plus, mais je n’en pense pas moins qu’on devrait pas être les seuls de l’école à rentrer chez nous avant que le soleil se couche. Makie, qui fait le cercle avec nous, a perdu une dent la semaine passée. Au lieu de la mettre en dessous de son oreiller, elle l’a enterré dans la neige au pied du poteau en souhaitant que la lumière revienne d’ici à ce que la nouvelle dent ait poussé.

Pour faire comme elle, on joue tous à ceux qui perdent des morceaux, des dents, un pied, un bras — comme le monde à la guerre. Mors dit que Hanek lui a dit que si on a deux bras, on a plus de bras que la moyenne de l’espèce au complet, mais il n’a pas eu le temps de finir d’expliquer parce que Luif lui a cogné le visage avec son poing. Makie a lâché un cri.

Quand on se quitte, l’allée se vide. Des fois, je me cache après qu’on soit rentrés et je regarde pour voir. Rien n’y bouge. Tout reste en place, dans la noirceur qui s’installe pour personne. Je ne sais pas si c’est comme dit Hanek, que c’est plus tard que ça me viendra, mais j’ai l’impression qu’il y a plus que la ruelle et le lampadaire. Que si on pouvait juste atteindre les barreaux les plus bas sur le poteau on monterait plus haut que quiconque avant nous et que rendu en haut on mettrait des coups aux grands frères et on leur dirait aux autres grands de finir le brun dans leurs assiettes, même si c’est mou. Pis si c’est rendu froid, ils avaient juste à manger plus vite !

Quand tout le monde est parti et que c’est juste moi et le lampadaire éteint et la ruelle du soir, je m’imagine grimper le mât jusqu’aux premiers barreaux et monter au sommet du lampadaire pour être au-dessus des niaiseries de la nuit.

An 7, jeudi

Duin lance une pierre sur la lampe du lampadaire et le ping qui retentit est vraiment une ode à la douleur causée par ce qui est méchant dans le monde. Je le haïs, Duin. Il pense qu’il est meilleur parce qu’il est le lanceur de l’équipe de baseball. Ils passent leur temps lui et ceux qui le suivent, Gil, Luif et Kars, à tout jeter à terre, rien ne s’élève autour d’eux, pis là, ils charrient une benne à ordure en plastique et d’autres objets volés chez le monde.

Pire, ils se dirigent vers le lampadaire avec la grosse poubelle, ils verrouillent les roues de la benne au pied du poteau et montent dessus. Duin et Kars, un sur les épaules de l’autre, s’étendent assez pour presque atteindre le premier barreau.

Le lampadaire ne les laissera pas faire, pas pour Duin, il ne mérite rien. Gil crie des oui en cœur avec Luif. Comme le regard de tous est dans les airs, personne me voit désengager d’un coup de pied l’arrêt des roulettes.

Tout part d’un bord. Les deux bozos de Duin et Kars pendent en l’air et les autres s’activent pour les attraper avec huit stratégies qui se nuisent entre elles. Kars tombe sur ses pieds, mais il tape le sol de son cul.

Duin en pouvait plus de se tenir à bout de bras et l’autre en dessous a juste eu le temps de se tasser avant que Duin arrive, étendu de côté. On a entendu craquer puis une longue plainte aiguë sortir de Duin. Ça m’a fait du bien de l’entendre.

An 7, vendredi

Le vent souffle fort aujourd’hui et le lampadaire tangue beaucoup. Je me sens différent d’hier, plus vieux et mature et quand l’école finit, je vais élaborer mon plan en mangeant ma collation préférée : des biscuits.

Mon plan :

1. Prendre la benne à ordure et barrer les roues (c’était une bonne idée).

2. Amener une vieille chaise de mon sous-sol.

3. Attendre qu’on rentre tous à la maison pour me cacher

4. Mettre la chaise sur la benne

5. Monter sur la benne

6. Monter sur la chaise

7. Atteindre le premier barreau

8. Aller en haut

Parfait.

Dans la ruelle, il y a un cerne plus foncé où la tête de Duin a cogné le sol hier. Mors nous dit le prix de leur insolence : Kars a fracturé son os du cul et Duin a brisé sa main gauche en tombant dessus. Et il a une commotion — pas d’école pour la semaine pour lui, le braillard.

Pas de justice ici-bas.

On fait plein de simagrées en imitant les deux qui tombent et on refait la scène au ralenti, dans plein d’angles. Luif rit jaune en sachant que ç’aurait pu être lui. Rendu à un moment, la noirceur revient et vu qu’il n’y a rien pour la chasser, tout le monde part du côté de sa maison.

Je fais pareil, mais pas vraiment. J’enclenche mon plan. Je sors la chaise des vidanges et j’attends caché pendant au moins 3 minutes. La lune est grosse ce soir. Elle éclaire un peu mon chemin pendant que j’avance avec la chaise dans la ruelle jusqu’à la lampe. La chaise frotte au sol tout le long de l’allée. La benne est quand même pesante même à moitié vide, je la replace au pied du poteau. Le cerne foncé sur l’asphalte me rappelle de ne pas prendre de chance : je barre les quatre roues de la benne. Je hisse la chaise sur le dessus. Elle est bancale parce que le dessus de la benne n’est pas plat. Elle ballotte pas mal.

Vient un temps dans la vie où on doit faire des choix pour atteindre ses buts. La chaise ballotte ?

Qu’importe.

Je monte à quatre pattes dessus. À cette hauteur le vent d’hiver n’est plus bloqué par les clôtures et on sent qu’il se lâche vraiment. Je monte d’un cran : je suis à genoux sur la chaise. Je mesure la distance à parcourir avec mon bras en l’air pour essayer d’attraper le premier barreau sur le mât. Je ne touche rien. Je monte sur un pied, puis deux et le dossier de la chaise est la seule protection qui me garde de devenir le prochain Duin.

La chaise menace de sacrer son camp à tout instant, mais je me rends, je me rends au barreau — la lumière me choisit. Je saute pour agripper le deuxième — très très froid le métal sur les mains. Une fois que ma botte atteint le premier plan, c’est facile, comme une échelle.

Je monte et monte encore dans ma victoire d’explorateur et l’allée où on joue à toute une armée ne peut plus contenir un seul de mes doigts. Le vent et la lune sont témoins de l’excellence de mon plan.

Je regarde loin en bas et entre les clôtures je vois des têtes sorties. Des grands ou des petits, pas possible de savoir. En s’avançant dans la ruelle, ils passent de l’ombre à la lumière et c’est très beau. Je les reconnais : c’est Mors dans son manteau, et Gil et Makie sont là aussi. Luif aussi et ils crient des affaires dures à comprendre parce qu’ils crient en même temps. Ce ne sont que des enfants, je le vois d’en haut.

Mais là Makie monte aussi et Mors pousse Gil, Luif attend son tour. Ils se chamaillent pour savoir qui vient me rejoindre en premier. Makie gagne, les autres suivent. Puis un bruit de chaise qui tombe, les enfants crient d’un coup, pas moyen de redescendre. Ils crient assez pour que des voisins nous attrapent et appellent la police.

On était cinq hissés dans le poteau ce soir-là et Luif avait trop peur pour se laisser tomber. On a attendu pendant près de 40 minutes que les pompiers arrivent. La nuit de la ruelle s’est éclairée de bleu et de rouge. Ils sont venus avec une fourgonnette munie d’une échelle rétractable.

J’avoue avoir eu du mal aussi et que les bourrasques de vent qui berçaient le poteau étaient épeurantes. Je ne nommerai pas tous ceux qui ont pleuré, mais je n’en faisais pas partie. Makie non plus, et elle avait même des engelures aux mains.

La ruelle éclairée par les secours prenait un air de film d’action, et le lendemain la ville venait mettre une lumière grosse comme un ballon de football, grosse comme la lune de l’autre soir, pour chasser la pénombre des soirs qui tombent.

An 8, lundi

On était ensemble à faire un grand cercle autour du lampadaire et pour la première fois ce soir, à 16h37 selon la montre de Mors, la lumière s’est allumée. On s’est tous aveuglé parce qu’on regardait direct dedans. Tout le monde a crié : on ne voyait rien dans la ruelle, on était aveuglés par la lumière.