Texte:Jonathan Cusson
Interprétation: Katerine Thériault
VISIONS DE MIRANDA
PARTIE I
« Il y a pas deux portes de sortie, y en a pas trois, y en a qu’une et j’ai l’intention de la prendre. »
Être hôtesse de l’air avait irrévocablement cessé de faire briller pour Miranda des perspectives d’avenir. Elle arrivait au constat que la terre ferme lui offrait un horizon nettement plus dégagé. Ce sentiment épousait d’ailleurs dans la plus grande harmonie la réalité géologique de la région. C’est sur des terres parfaitement plates qu’avait été déposé, quelques dizaines d’années plus tôt, l’Aéroport régional de Stillwater, Oklahoma.
« Et crois pas que tu peux me suivre. Là où je m’en vais, y a pas de place pour toi. »
En tant que commis comptable de l’American Eagle Airline, Walt avait pour responsabilité d’interagir directement avec les hôtesses lorsque celles-ci formulaient une demande concernant leur payes, primes et indemnisations. Ses livres étaient proprement tenus et ses rapports toujours courtois. On venait de lui annoncer qu’au train où les choses allaient, il obtiendrait probablement un bonus de fin d’année. En tant que petit copain de Miranda, le bilan était moins encourageant. Surtout depuis qu’elle lui avait demandé sa prime de départ.
« Y a la route qui m’attend et elle m’attendra pas longtemps. »
J’avais voulu faire de Miranda un personnage d’ange tombé du ciel qui ne voudrait pas y remonter. Je lui avais donné un teint pâle et un métier aérien. Walt avait tout de suite vu en Miranda une créature de songes et il pleurait chaque fois qu’il touchait son dos à la jointure des ailes. Mais la partie « pas y remonter » impliquaient des choses qui, d’office, excluaient Walt. Miranda était en train de le découvrir. Ç’en était déjà fini du métier. Et pour régler son teint, elle avait décidé de faire cap plein Sud.
« Comprends moi bébé, j’ai une vie à vivre. »
Elle s’imaginait qu’avec sa prime elle achèterait un cheval. Elle allait prendre un dernier vol pour Dallas, puis plus jamais de ciel. Après ça, que du sable et de la terre et de la poussière. Et du soleil. Walt était soufflé. Quelques minutes après le départ de Miranda, il entama la rédaction d’un rapport de cambriolage. Dans la liste des biens dérobés il inscrirait un à un chacun de ses espoirs.
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PARTIE II
« Et je peux savoir en quel honneur? »
De fait, il n’était pas interdit de trotter sur la voix publique aux abords de la ville de Waxahachie, Texas. Il y avait bien des années qu’aucune loi ne prévenait plus les résidents non mariés de Boyce ou de Reagor Springs de se promener seuls à cheval un dimanche après-midi.Aux yeux de Miranda, le Texas était un état libéral et il n’y avait aucune raison pour qu’un de ses fonctionnaires lui demande de descendre de cheval.
« Faudrait tâcher de pas prendre votre rôle trop au sérieux, shérif. »
User de son autorité à certains moments clés; savoir se montrer affable et conciliant le reste du temps : voilà un trait de caractère qui avait été transmis à Roy par son père, le regretté Henry Palmer. En tant que nouveau shérif du comté, Roy faisait de sa tempérance l’assise de sa réputation et sa fierté au quotidien. Face à Miranda, j’avais voulu qu’il s’écarte de son propre code de conduite, et il se sentait légèrement honteux qu’elle le lui pointe du doigt. Sous le soleil de 15h, il n’ôta pas son chapeau, mais eut tout de même une pensée en direction de son père, le droit et regretté Henry Palmer.
« Allez, laissez-vous pas démonter pour ça, vous aurez bien l’occasion de jouer votre petit jeu à une autre. »
La poussière du chemin collait résolument à toutes les parties exposées de la peau de Miranda et commençait à s’infiltrer dans ses vêtements. Elle en tirait un plaisir discret, quoique immodérément terrestre. Une chose à laquelle le shériff, et garçon-du-pays, Roy Palmer aurait su se montrer sensible si la conversation était venue sur le sujet. Au lieu de quoi il exposa ses raisons de patrouiller le long du chemin de terre sur lequel je voulu qu’elle se trouva par hasard à passer. Il mentionna les voyous aperçus à proximité de la propriété de monsieur et madame Robert Flax – de bonnes gens qui s’offraient actuellement un petit voyage bien mérité. Et l’esprit tranquille puisque la police gardait un œil sur leurs biens. Roy imagina un bref instant comment il s’y prendrait si par exemple des bandits entraient par effraction; ou encore s’ils s’en prenaient à Miranda, par exemple. Miranda, quant à elle, visualisa le pauvre couple coincé dans les sièges étroits de l’avion qui les menait en Jamaïque via la connexion Dallas-Kingston.
« T’en fais pas mon chou, je sais où je m’en vais. Et là où je m’en vais, j’ai pas besoin qu’on m’accompagne. »
En vertu des pouvoirs et responsabilités qui lui étaient conférés, le shérif se contenta de lever son chapeau et de souhaiter bonne route à Miranda, quelle que fût sa destination. Le temps de la regarder s’éloigner, il tint son chapeau contre son cœur, geste qu’il avait eu quelques jours auparavant à l’occasion de la mise en terre de son père, le regretté Henry Palmer. Au moment de redémarrer son véhicule, la main sur le contact, Roy Palmer, shérif du comté de Ellis, Texas, eut une pensée pour les anges, la grâce et tout ça.
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PARTIE III
« No tengo que comer. Je n’ai rien à manger. ¿ Tenéis suficiente para compartir ? »
Le comté de Concho, Texas, offrait à ses habitants son lot de prévisibilité. On pouvait prédire que le maïs semé dans l’année produirait des épis en bout de course. On pouvait prévoir se faire prendre une bête ou deux de temps à autres par les coyotes. À la limite, on pouvait prendre pour acquis qu’on assisterait dans une vie à deux ou trois tornades d’importance. Mais on ne pouvait raisonnablement s’attendre à la vision qu’avait offerte Miranda à Eddy et Consuela au moment où, comme surgie du soleil couchant, elle s’était adressée à eux. Elle était descendue de cheval et comme elle touchait le sol, l’animal s’était effondré.
« ¿ Y sabéis que hacer con el caballo ? Vous pouvez faire quelque chose pour le cheval? Creo que esta cansado. »
Elle leur avait offert ce sourire radieux, celui qui compense si bien les turbulences passagères et la nourriture sans goût. Puis elle s’était effondrée à son tour. Le couple regardait sans réagir le tableau qu’ils avaient devant eux : un cheval effondré, un ange tombé et un soleil couchant. Aucun d’Eddy ni de Consuela n’avait jamais pris l’avion.Je les avais introduits dans une histoire qui ne les concernait pas et ils le savaient très bien.
Les soupers, qu’Eddy et Consuela prenaient dehors tout l’été pour éviter de réchauffer la maison, constituaient un moment privilégié de leur vie à deux sur la petite ferme tranquille. Ils avaient longtemps hésité avant de transporter Miranda dans la grange. Quand ils se furent décidés à la déplacer, le contact de sa peau leur apparut affreusement agréable. Eddy prit soin du cheval, emmena un pot d’eau et un morceau de pain dans la grange pendant que Consuela finissait la cuisson et rentrait le tout dans la cuisine. Ils s’assurèrent que la porte de la maison était verrouillée derrière eux, puis ils mangèrent sans parler.
« Prenez-le pas trop personnel, mais merci beaucoup. »
Tôt le matin, le couple s’empressa de fournir à Miranda le strict minimum. À quiconque dans le besoin, ils auraient offert une aide contenue dans ces limites raisonnables que sait reconnaître un ménage comme le leur. Dans le cas de Miranda, le strict minimum leur était coûteux. Le plus tôt Miranda serait en état de repartir, le mieux ce serait pour tout le monde. Ils avaient choisi des vies qui allaient en sens opposé et s’ils devaient absolument se croiser sur le chemin, et que le carrefour soit chez eux, sur leur ferme de la municipalité de Eden, Texas, dans le comté de Concho, eh bien faites que la rencontre soit brève.
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ÉPILOGUE
De la suite, je dirai seulement ceci : Eden, Texas ne pouvait être une destination pour Miranda. Elle devait aller plus loin. Partout entre Odessa Horizon City, vous parlerez à des gens qui se sont trouvés sur son chemin. Des chômeurs, des religieuses, des vieilles et des gamins, tous vous diront une chose : ils ont vu quelqu’un qui s’était libéré du ciel.
J’ai voulu que vous entendiez cette histoire dans un moment de recueillement solitaire, peut-être au casque, mais ne vous croyez pas à l’abri de la rencontre.