Texte: Pierre-Luc Lapointe
Interprétation: Laura Coté-Hallé, Olivier Beauchemin.

Fanfiction

Par Pierre-Luc Lapointe

Accoudée à la table, entre deux bouchées, tu dis :

Quoi de plus plate qu’un manteau en plume une journée où y’a pas de vent. What’s more boring than a feathery coat on a windless day?

Moi en chien de fusil sur la banquette :

Le champ d’éolienne de la ville voisine a brûlé, c’est pour ça qu’y vente plus. The windmill park burned over in the next town, that’s why the wind’s gone.

La boucane a laissé une trace en spirale suspendue dans le ciel, on la voit encore dans la lumière.

Les deux on regarde l’étendue jaune-orange à travers la baie vitrée. Appliquée par — dessus, le reflet du chien couché par terre le projette en ovni à la grandeur du ciel.

C’est pas chaud quand même et on quitte le casse-croûte avant de laisser faire et d’y rester niché. Tu enfournes nos deux steamés dans tes poches. Pour après, tu dis, for after. Dans ma tête je vois une longue flamme pour faire monter la montgolfière, des gars noirs de forcer sur des pelletées de charbon dans la fournaise, une grosse chouette qui bat des ailes. Le chien essaye de mettre son nez dans tes poches, mais tu l’avertis de tout son nom.

On avance le chien toi et moi sur le terrain sauvage et sans pitié du parking derrière le casse-croute. L’enseigne brille pas jusqu’ici. Stevens fume une cigarette à côté du container. Ne rentre-t-il jamais ?

On se faufile entre les chars rouillés comme si on était piqués contre le tétanos et tu te retournes pour me dire :

Aucun cheval assez sauvage

Pas de bloc moteur figé dur

Pas rien en métal assez fort

Qui peut me garder de toi

No wild enough horses

No stuck engine block

Nothing iron-casted strong enough

To keep me from you

Dans ma tête, cent pour cent rien. Tu m’attrapes la main et on passe du gravier aux herbes rêches de la lisière du boisé. Sais-tu où on s’en va ? Quelle force étrange te donne ton élan ? Tu glisses et je m’agrippe, le chien bondit. Trois animaux en forêt qui vont où tu veux.

Je le connais le chemin des souvenirs et ces chemins ont souvenir de nous — ici tu t’es ouvert le genou en prédisant l’avenir — plus risqué qu’on pense — j’ai brisé mon quatre roues là-bas, c’est rendu un bosquet de fruits pas mangeables.

On court dans la forêt comme dans le musée de notre enfance. Le passé rentre au galop. Tu passes bord en bord un rond de feu froid. Des chaises de fortunes sont rentrées dans le sol jusqu’au bras. Tous les souvenirs nous ont. Les branches essayent de te retenir d’aller plus loin.

Je perds des plumes.

Plus on s’enfonce dans les détours brumeux, plus les destinations potentielles s’épuisent. Plus haut à travers les branches le toit d’une grosse grange me dit qu’on est sur le terrain de Briggs. Combien de bâtons lancés, d’échanges secrets de ce qu’il ne faut pas donner, nos sangs mélangés en unions profanes ? Ce soir le toit est ouvert — depuis quand — et le bois se tord. La grange est fatiguée.

Plus loin c’est la rivière croche qui s’offre à nous, le chien nous suit et le ciel vire au mauve. Des bottes de pluie, une corde selon le courant, une petite embarcation — ça prend ça pour passer la rivière. Tu nous fais marcher direct dedans. Tu élèves les steamés au-dessus du niveau de l’eau et je t’entends rire à travers les sanglots du courant.

En gagnant la rive, tu m’expliques pourquoi tes pouvoirs faiblissent à mesure que le ciel s’assombrit. C’est aussi ta fête aujourd’hui, et c’est aussi le jour où le soleil se couche plus tôt. Tu es contente.

Chaque pas que tu nous fais faire est un adieu.

On entend sur l’autoroute pas loin des 48 pieds passer forts. On s’en approche. De l’autre côté de la route, entre les branches du boisé, l’antenne de la station de radio locale lâche une aura rougeâtre qui fond bien dans la brume, et insiste à ouvrir et fermer — c’est un réconfort. Mon walkie-talkie la pogne quand on se parle parfois et tu te confies sur un fond de toune country up-beat, triste d’un cheval pas montable.

La trame passe de crounch crounch crounch à tap tap tap le temps de passer la route à quatre pattes. Tous les trois traversés, on se lance dans le mur opaque et poreux du champ d’orge des Murrays. On tâte notre chemin, mais la lune basse fend l’air pour nous donner une chance.

Dans le champ, on débouche sur une surprise.

On est arrivés.

On est arrivés. En cachette, tu as aplati dans le champ une pièce à même l’orge qui craque sous nos pas.

Comme une petite chambre sauvage.

Dans un coin, quelques planches de bois de grange comme base de lit, et des fleurs qui poussent dans les chemins, blanches et jaune, pour matelas. Un pot de baies foncées, un bol d’eau avec des grains d’orge dedans, un tas de branches et de bâtons. Sur le tas de petit bois, un fusil de chasse.

Mes yeux bovins essayent de tout capturer pendant que tu défais tes cheveux. Le chien se pousse.

Je répète ton nom pendant que tu t’étends de ton long, les cheveux en couronne avec des planètes inconnues, des comètes dedans. C’est ton tour, à quand sera le mien ?

J’incante à voix haute :

Mouvance active court le long des bords du monde

Couette jaune récif escarpé couvert de fleurs blanches

Le corps statue pallide fixe nacre

Façonnée par une main ancienne qui travaille de nuit

quelques feux immuables

Fragments de ta matière qui constelle le lit, le sol, les murs

La terre comme gâteau de fête ta tête comme étincelle.

Le chien mauve nous suit quand on vire dans le ciel.

Movements and shapes running along the borders of the world

Yellow duvet on scorched hills under white flowers

Pale body still nacre

Hand-crafted by a night-toiling hand.

Some unmoving wildfires

Bits and pieces of your materials strewn on the bed, the floor, the walls

The earth as a birthday cake your head as a spark

The purple dog follows when we swirl in the sky

Le sort était jeté. La nuit s’illumine d’un coup et je suis vidé. Je mange un steamé.

Des heures plus tard, je suis couché en chien avec le fusil dans la grange à Briggs. Les oiseaux chantent en majeur. Le soleil va être fort, on le sent nourri. La rivière ne pleure plus, elle chante et même la grange a meilleure allure. Le chien m’a retrouvé. Il me réveille en me lichant la face pour me faire comprendre que tu souris sans doute quelque part ailleurs. Je lui donne le steamé qui reste pour que lui aussi reprenne des forces.

Pendant qu’il mange, je regarde les morceaux qui tombent au sol. J’ai en tête une constellation de joies, un trou noir charbon qui s’illumine, une chouette qui livre sa proie à ses petits.

J’écoute la radio locale avec mon walkie-talkie et on attend notre tour, le chien et moi.