Texte: Jonathan Cusson
Interprétation: Guillaume Létourneau
Deux tiers de ciel
Tôt le matin. Pas si tôt que ça, mais le soleil se lève tellement tard ici. Tôt dans le sens qu’il n’a pas encore allumé les lumières. L’eau de son café chauffe. Il tourne en rond, cherche des phrases qui répondraient à la question « Comment vas-tu? ». Il prend le temps de trouver les phrases et lorsqu’il les tient, il les prononce. Comme si les dire allait les imprimer sur les murs blanc-gris de sa maison-container.
Semblerait,
semblerait que j’ai traîné jusqu’ici mes heures de confusion. Je les laisse m’occuper. Bleuir chaque jour mes pensées en direction de la nuit. Des fois, la clarté est à peine un événement. Deux tiers de ciel, le reste couché en-dessous. Je dors debout et je rêve sur du 220.
Il prend une première gorgée de café.
Ok, je te raconte une histoire :
demain je pars.
Je pars pour une expédition de… de quelques jours. Je pars avec Tim et la biologiste.
Ce qui faut qu’on fasse, c’est rejoindre une station éloignée : on va relever les données et remettre en marche la transmission satellite. C’est important qu’on fasse ça. C’est notre tour dans la rotation des équipes responsables.
L’horizon est dégagé, l’objectif est clair. La station est à 250 km. Nos motoneiges mènent un train pas possible de plus en plus loin de qui que ce soit pour l’entendre. À une trentaine de kilomètres de la station, Tim a un problème mécanique. Mais il arrive à le régler comme toujours et on se rend avant qu’il fasse complètement noir.
Sur place, on découvre que le dernier con qui est passé par là a mal fermé la porte. On doit pelleter la neige à l’intérieur. Il y a un seul lit et le système de chauffage est intermittent.
À part ça, le lac est splendide,
mes camarades développent un humour de circonstances
et les données révèlent un taux de radioactivité record pendant trois jours en mai dernier. C’est exactement les indices qui manquent pour établir la preuve du passage d’une forme de vie extra-terrestre dans les environs. C’est un grand moment pour la communauté scientifique et pour l’humanité.
Pour fêter ça, on descend tous les trois une bouteille d’eau-de-vie à la cannelle. Des gens ont laissé ça là. On se demande pourquoi ils l’ont laissée là. On se demande ce qu’ils ont découvert ici avant nous. Qu’est-ce qui est arrivé avec eux et avec la transmission satellite? Qu’est-ce qui a bien pu leur arriver, pour qu’ils partent sans fermer la porte?
Complètement engagé dans son histoire, il se prend à regarder derrière lui si quelque chose ne vient pas de bouger. Non rien. Il a chaud. Il aimerait parler de l’héroïsme qu’il y a, ici jour après jour à simplement ne pas se laisser effrayer par les fantômes des maisons de grand Nord. Il reprend son histoire, fiévreux, mais concentré.
Alors, à plus de 200 km de quoi que ce soit d’humain, avec la peur tout à coup et l’alcool et les exultations passagères de la fournaise on dansera en combines, et notre ragoût lyophilisé sera un festin auquel on conviera les formes de vie les plus lointaines, qu’elles souhaitent ou non notre éradication, qu’elles soient ou non disposées au dialogue, qu’elles digèrent ou non le bœuf. Nous serons le visage même de la camaraderie.
Fin de l’histoire. La prochaine fois, je donnerai un nom à la biologiste.
Retour au matin ordinaire. Au café ordinaire. La clarté n’a pas avancé d’un pouce.
Aux dernières nouvelles, le café n’adoucit pas le grain de ma voix. Ni n’apaise le tranchant de mon sommeil. Je persiste comme de soi, collectionne le temps, pellette la neige.
Il y a trois choses que je compte ramener d’ici intactes : un blizzard, une toux sèche, mes humeurs de vieille chouette. Deux des trois, je te dirais, sont hautement probables. Le reste repose simplement sur un miracle. Comme je repose sur les coutures de ton dos. Je te rappelle dans huit jours.