Texte: Rachel Morse
Interprétation: Olivier Beauchemin et Guillaume Létourneau
Butterblade
C’était une journée occupée à la guilde de Gargantuland.
À l’avant, Caradoc sur son fier destrier.
Tout au fond, Lancelot et son épée;
Au babillard, Gaheris en heaume et haubert, portant son écu;
Et dans le cadre de porte… Ben. Personne ne se souvient de l’avoir croisé avant, pour la très bonne raison que ce matin-là, il s’est trompé d’histoire. Ben n’avait rien à voir ici, mais une faute de frappe et Ben est ici avec nous et on fera avec.
Ben a un tempérament plutôt rigolo, il aime faire son drôlet pour désamorcer les situations tendues. Il a peu de succès en la matière, mais il est persévérant. Ben est arrivé là, en ce beau matin, avec comme seule possession son couteau à beurre préféré. De type court et mince, il fait bien dans sa poche et est facile à dégainer. Son manche comporte des broderies grossières de fleurs qui n’existent pas, typiques d’un couteau très moyen, mais coquet, acheté seconde main dans un ensemble dépareillé. Pour le dire poliment, on dirait que son couteau a servi plus souvent à étaler des arachides pilées bon marché que du baratté à la main d’un beurrier en porcelaine.
Loin d’avoir saisi l’ampleur de la menace qui l’attendait ce matin-là, Ben se rend à la guilde à pied, sans aucune préparation, ni équipement. Prêt à tout, mais à pas mal à rien finalement, Ben lâche des phrases optimistes à ses collègues comme « Cette journée resplendissante est pleine de promesse! » et « On lâche pas la patate, on n’est pas faites en ouate!» ce qui n’aide en rien l’ambiance générale déjà tendue.
La bande se rassemble au comptoir où leur tend une quête fort simple : Récupérer un shooter d’or auprès de la Pâmante Pénélope au Clover Bar en échange de 100 écus. Ben ne sait pas ce qu’est une guilde. Il sait encore moins ce qu’est un écu, mais il aperçoit sur le comptoir devant lui une miche resplendissante qui en demande 2000. 2000 écus pour ce pain au levain débordant de noix, la mie bleutée de gluten gouteux… Ben, décidé à se procurer cette plantureuse miche, propose son aide à la troupe déjà assemblée afin de pouvoir partager le butin avec eux dans l’espoir d’un avenir qui sent les toasts. Ils acceptent sans trop se poser de questions et se mettent en marche.
Gaheris tente de s’orienter à l’aide de la carte et de la boussole qu’il trimballait dans sa besace. Si Lancelot ne sait pas faire grand-chose d’autre que se battre, sa présence est tout de même rassurante, ne connaissant pas la menace qui plane autour d’eux et sachant que peu importe la nature du rôdeur qui les guette, Lancelot saura le trancher d’un coup d’épée bien placé. Caradoc pour sa part a l’expérience de mille guerres, toujours au front pour une cause différente, toujours là, à cheval, prêt à conquérir, négocier, arracher, coloniser, détruire, pisser sur... Un chic type.
Ils pressent le pas sous les indications de Gaheris, plein Nord. La journée froide les mène jusqu’à une grange déserte au bout d’une route de campagne. Après à peine deux kilomètres, Caradoc doit faire monter Ben en selle sur son cheval parce qu’il ralentit le groupe lorsqu’il est à pied, déjà à bout de souffle. Son éternelle remise en question des directions de Gaheris n’aide pas non plus à faire régner la confiance dans la troupe.
BEN : « On s’en va où là? On est-tu sûrs que c’est par ici? Avez-vous comme reçu des indications ou de quoi? »
Personne n’a la patience de répondre à Ben. Ils marchent dans un silence rythmé de pas dans la garnotte. Arrivés près d’une grange, ils se demandent si le lieu est désert. Pourtant, les coordonnées sont justes, ils sont à la bonne place. L’immense porte coulissante ne semble pas avoir été ouverte depuis des dizaines d’années. Déterminés à débloquer la porte pour rejoindre le Clover Bar, Lancelot, Gaheris et Caradoc rivalisent d’ingéniosité en tentant de frapper la porte de différentes façons. Ben sait cependant ce qu’il faut faire... Il n’en est pas à sa première porte de grange récalcitrante. Il comprend de mieux en mieux son rôle dans cette épopée : il est l’intelligence! Roi des casse-têtes et des énigmes, un génie s’il en est un....
BEN : « Cette porte a une poulie cassée! »
Gueule-t-il avant de s’élancer, en grimpant sur le dos de Gaheris pour, à l’aide de son couteau à beurre et des gants de Caradoc (le couteau est trop froid sans), s’aventurer à redresser le mécanisme et réussir à faire coulisser la porte juste assez pour que la joyeuse bande puisse pénétrer à l’intérieur. Une lumière vive surgit de la grange, où les 5 bêtes s’engouffrent sans y penser très longtemps.
Ils émanent de la lumière dans un pub irlandais très occupé. On doit être un soir sexy, comme un vendredi ou un samedi, le genre de soir où la belle serveuse pense faire la piastre. Le bruit ambiant de la brasserie a quelque chose d’inhabituel. Si la musique punk insistante camoufle une partie du bruit, on devine une bagarre tout au fond. Nos quatre protagonistes et Spencer, le cheval de Caradoc se dirigent vers l’action en suivant leurs oreilles – aucune boussole n’est utile ici – il fait trop noir pour distinguer clairement les murs des planchers. On leur offre une pinte de bière agressivement – un gars complètement fini qui est à la veille de se marier, c’est heureux pour lui comme pour nous – on n’a pas un sous, mais on accepte et le remercie chaleureusement dans un anglais très approximatif et définitivement pas du bon accent.
LANCELOT: « ‘tis a beer fot the thank you my sir very yum yum, cheers» lança Lancelot.
La pinte finie – rapidement – on comprend mieux l’enjeu. Le stupid best man du presque aussi dumb groom-to-be a échappé les alliances dans une craque du plancher. La serveuse les avertit que si le ton ne baisse pas, elle va elle-même les fouttre dehors à coups de pieds dans le cul sans aucune gêne. Ça fait une heure que ça dure… Personne n’est outillé pour gérer la situation… sauf Ben, son couteau mince déjà empoigné à même sa poche. Il dégaine sa lame émoussée et ronde et la fait glisser dans les jointures du vieux plancher de bois franc. Il arrive à récupérer les anneaux, au grand soulagement des deux hommes qui font la paix en se promettant de ne plus jamais les perdre d’ici le lendemain, promesse que les témoins ne semblent pas trouver… prometteuse. Ben leur serre la main et contemple à nouveau le sol. Il y voit un trésor parsemé, des années de tips renversés, de vieux écus perdus entre les planches. Il s’affaire à en récupérer quelques uns en vue du reste du voyage qui s’annonce long. Pendant qu’il accomplit sa quête – que plusieurs qualifieraient de secondaire – les trois camarades charment la barmaid à coup de compliments et de shooters acides –
LANCELOT: « Sur le tab du best man thank you. »
Tous tanguent hors du bar, incluant Spencer, lui aussi piss drunk. Sauf Ben, évidemment, trop occupé qu’il a été à se remplir les poches de parqueterie pennies pour se préoccuper de la parfaite Pénélope, comme l’appelle Lancelot. Il repense à l’épatante miche dorée de la guilde et il a une épiphanie : Le shooter en or est ici! Il apostrophe ladite Pénélope en route vers la sortie pour récupérer le magot, un pied déjà hors du pub.
À peine sortis, le groupe croise un vendeur de tapis et son dragon, Swiss. Peu polis rendus à cette heure et vu leur état d’alcoolémie, Gaheris et Caradoc commencent à taquiner le vendeur un peu violemment. Spencer fait aller son regard entre Swiss et son maître avec appréhension. Il le connaît, il connaît la fin cette histoire, mais il ne veut tout de même pas laisser ses camarades seuls dans cette pagaille. Ben invite ses comparses à ne pas lancer une bagarre qu’ils regretteraient demain.
LANCELOT : « Your tapisse smells like pisse »
Lancelot savait très bien qu’il pourrait enfin s’entraîner un peu à l’épée en taquinant ce vendeur, il l’avait déduit au nom de son magasin Der Olde Freakin Asshole shoppe. Le vendeur de tapis et son dragon sont en colère. Lancelot tangue en tenant son épée, plus lourde que son égo – une fois saoul évidemment. Gaheris s’est un peu écarté pour aller vomir et Caradoc a crié
CARADOC : Arrivederci !
Avant de s’enfuir en zigzag sur son Spencer, très heureux de quitter la future scène de crime. Il y a Lancelot qui chancelle et Ben, sa lame douce en mains.
La situation se désamorce accidentellement et plutôt rapidement lorsque le vendeur de tapis aperçoit le couteau à beurre tremblotant en guise de menace. Ben tente de se convaincre qu’il arrivera à vaincre un Dragon avec sa p’tite lame plate alors qu’un rire retentit.
VENDEUR DE TAPISSE: “AH! I see! You’re the type of lad’ that brings a butter blade to a sword fight! Fuck’s sake. That won’t do!”
Ben n’a pas compris grand-chose de ce que l’inconnu lui a dit en se retirant avec son dragon, les deux hilares, mais il se contenta de répondre par un simple, mais efficace pouce en l’air insignifiant, faute d’avoir les mots dans la bonne langue. La seule bribe qu’il a pu capter lui reste cependant en tête. Butter Blade.
BEN : Je m’appelle Ben Butterblade et je suis invincible.
La bande d’aventuriers se retrouve accidentellement près d’un feu allumé par magie et brillant avec constance. Gaheris s’affaire à nettoyer ses bottes à l’aide d’une brosse qu’il avait dans sa besace. Lancelot fait des étirements et Caradoc médite. Ben ne sait pas quelle activité investir, mais en fouillant ses poches il retrouve le shooter d’or et le montre à ses comparses.
BEN : « J’ai oublié de vous dire, j’ai trouvé la patente de la quête j’pense! »
Gaheris grogne, puis lui lance sa botte. Tous se rapaillent, empoignent leurs sacs et se dirigent à nouveau vers la guilde pour empocher leur butin. Ben comprend alors, une fois au comptoir, que cette quête lui aura permis de récolter…
BEN : VINGT-SEPT ÉCUS? Maudite marde, j’peux même pas me payer une tranche avec ça! GAHERIS : T’es niveau 1 mon p’tit. Tu verras, c’est plus payant avec le temps…
Gaheris lance un sac en velours sur le comptoir, 2000 écus sonnant. Il empoigne la miche qu’il mord à pleines dents. Il en déchire un minuscule morceau qu’il lance à Ben, qui l’échappe au sol.
GAHERIS : Demain même heure.
Il quitte la guilde, se goinfrant sans vergogne, les autres et leurs butins respectifs à sa suite.
BEN : Ok… ben on va voir si je suis disponible demain, j’avais peut-être quelque chose qu’il faut que je valide en tout cas…
La bande continue à marcher en silence sans se retourner.
BEN : OK À DEMAIN!